Dans le Grand Nord Russe avec les derniers nomades

Publié le par Adriana Evangelizt





Dans le Grand Nord Russe avec les derniers nomades


par Cyril Hofstein


Eparpillés sur un territoire de 415 900 km 2 au nord de la Russie, les Komis ne sont plus qu'une poignée à vivre comme leurs ancêtres, avec leurs troupeaux de rennes.

Ce matin, l'air a un parfum de givre. Pourtant, le printemps est déjà là, qui apporte la promesse de longues journées de voyage. Avec une infinie lenteur, les hommes sortent un à un de leurs chum, leurs hautes tentes en peaux de renne, qui peuvent accueillir toute une famille. Saisis par le froid, ils s'habillent en vitesse et regardent avec envie ceux qui ont déjà mis leurs bottes. Les doigts sont gourds. Presque douloureux. De la pointe du couteau, on étale sur du pain un peu de confiture ou de viande de renne que l'on dévore devant le regard brillant des chiens. Une gorgée de thé brûlant vite avalée et, sans un mot, commence le démontage des trois chum qui abritent tout ce qu'ils possèdent. Chacun sait ce qu'il a à faire. Pas de temps à perdre. Il faut partir et rassembler les traîneaux. Les hommes n'ont rien à dire. Ce sont les rennes qui décident.


Dispersées en petits groupes, les bêtes fouillent pour l'instant la neige à la recherche de nourriture. Mais, dans quelques jours, elles seront intenables, poussées vers le nord par leur instinct, vers les grands pâturages d'été au bord de la mer de Kara, là où les femelles mettent bas. Le voyage aller-retour dure plus de neuf mois. On part en mars pour rentrer vers Noël. Puis on reprend le chemin de la toundra. C'est comme cela depuis des siècles pour les Komis. Enfin, c'était comme cela, avant. Aujourd'hui, ils ne sont plus qu'une poignée à vivre comme leurs ancêtres. La plupart n'ont pas de femme, pas d'enfants, et leurs parents sont très âgés. Ils seront sans doute les derniers de leur lignée.


Dans la toundra, leurs compatriotes ne sentent plus que le froid et l'isolement. La peur du vide et la crainte de se retrouver soudain face à face avec eux-mêmes. Incapables de retrouver leur chemin. Partout où porte le regard, ils ne voient que la neige qui les enserre, les tourbières gelées et la peur de sentir la glace céder sous leurs pas. Ils n'appartiennent plus à cet univers. Dans leur cœur, la vie nomade a cessé de battre. Pourtant, eux aussi sont des Komis, des éleveurs de rennes. Eux aussi ont entendu les récits des anciens. Ces longues histoires de transhumances inspirées par la mythologie chamaniste. Mais la plupart ont choisi la vie plus tentante des villes et des villages. Et, en quelques dizaines d'années, le monde moderne s'est définitivement imposé dans la République autonome des Komis, à 1 600 kilomètres au nord-est de Moscou, au-delà du cercle polaire, dans ce splendide Grand Nord russe qui se meurt doucement.


Onzième des 21 Républiques qui forment la Fédération de Russie depuis 1992, le territoire des Komis (415 900 km2) est encadré à l'ouest par la région d'Arkhangelsk, au nord par la région autonome des Nenets, au bord de la mer de Barents, à l'est par la chaîne de l'Oural et au sud par les provinces de Kirov et de Perm. Peuple de la Volga, les Komis, qui parlent une langue finno-ougrienne, sont appelés Zyriènes par les Russes. En 2002, 293 406 d'entre eux ont été recensés, soit un peu plus de 23 % de la population de la République. Comme presque partout, les Russes sont majoritaires, et plus particulièrement dans la capitale, Syktyvkar.


Longtemps nomade et pastoral, le peuple komi a vécu dans l'isolement. Puis, l'Histoire l'a rattrapé. Pendant la période soviétique, la région a ainsi vu passer des files ininterrompues de prisonniers politiques. Entre 1939 et 1942, les hommes sans nom du goulag ont bâti une immense voie ferrée de 1 600 kilomètres jusqu'à la ville minière de Vorkouta pour le transport des minerais. Vorkouta : un nom qui sonne encore comme un coup de fouet. De 1932 à 1953, cette gigantesque mine de charbon fut peut-être la plus grande prison d'Europe. Les Komis aussi ont payé un lourd tribut. Démographique, bien sûr. Mais aussi culturel. En 1929, 80 % de la population parlait la langue komie, puis Staline a décidé de l'interdire et de collectiviser une partie des élevages de rennes.


Langue officielle aujourd'hui, le komi peine à se développer à la même échelle qu'autrefois. Le coup de grâce a été donné en 1994, quand 200 000 tonnes de pétrole échappées d'un oléoduc endommagé se sont déversées dans les eaux de la Petchora, le fleuve qui traverse le territoire komi. Une catastrophe écologique qui a transformé pendant de longues années forêts et marécages en un no man's land dévasté. Mais qui n'a pas empêché la construction de nombreux autres pipelines. Car la toundra est gorgée d'or noir. Pourtant, cette manne n'apporte rien aux Komis. Comme son industrie forestière et houillère, la République à privatisé ses gisements de pétrole...


Jusqu'à maintenant, seuls quelques petits groupes de nomades ont réussi à maintenir leur mode de vie traditionnel et à échapper à l'acculturation. Imperturbables, ils empilent les mâts en bouleau de leurs tentes, entassent les poêles à bois portatifs, leurs vêtements, leurs armes pour se défendre des loups, et leur vaisselle. Les rennes ont déjà été rassemblés et les plus vigoureux choisis pour tirer les traîneaux. Le reste du troupeau suivra. Le but de l'expédition ? Le campement d'été, où une partie du groupe familial restera jusqu'en juin auprès des animaux. Les autres demeureront dans les pâturages, le plus près possible de la mer, pour échapper aux nuées de moustiques libérées des tourbières par le dégel. Dans le ciel passent des cygnes. Oui, le printemps arrive. Bientôt, la neige aura disparu et les rennes pourront à nouveau se gaver de lichens, leur nourriture préférée. Le soleil n'en finira plus de se coucher. Mais, pour l'instant, on se cherche des yeux et l'on inspecte minutieusement le sol et les alentours. Il ne faut rien oublier. Dans la toundra, tout peut servir un jour. Avec fermeté, les rennes de tête sont attelés, puis les hommes ajustent leur lourde chemise de feutre. Il n'y a plus qu'à suivre le troupeau. Le nord, irrésistiblement, les attire. Tout est prêt pour le grand voyage.

Sources
Le Figaro

Posté par Adriana Evangelizt

Publié dans Peuples Premiers

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