Al Gore, l'agitateur climatique
Al Gore, l'agitateur climatique
par Hélène Vissière
Ces jours-ci, il croule sous les distinctions. En lice à la fois pour les oscars et le prix Nobel de la paix. Il ne lui manque plus qu'un bonheur : être nominé pour la course à la Maison-Blanche. Alors, candidat ou pas candidat ? Il y a du Normand chez cet homme-là. Al Gore dit non sans jamais écarter complètement le oui.
En tout cas, depuis un an, il est en campagne et sillonne perpétuellement le pays. Non pour capter des voix. Plutôt pour mobiliser les foules face aux dangers du réchauffement de la Terre, dont il a fait une véritable croisade. Car, à 58 ans, Al Gore porte une nouvelle casquette : agitateur climatique.
Qui aurait prédit un retour aussi spectaculaire après la défaite de 2000 ? Pendant des jours et des jours, on avait inlassablement compté et recompté les bulletins, scruté les cartes perforées. Malgré 500 000 voix d'avance sur George Bush, Al Gore avait finalement dû s'incliner devant la décision de la Cour suprême, qui a arrêté le décompte des voix et mis fin à une interminable bataille juridique.
Après cette douteuse victoire de Bush qui lui laissera un goût amer d'injustice, le démocrate du Tennessee disparaît de la scène publique. Il se laisse pousser la barbe et se reconvertit en prof de fac. Lui toujours si mesuré refait cependant surface en 2002 pour lancer l'anathème contre l'éventualité d'une guerre en Irak. Ce qui le fait taxer d'extrémisme par ses copains démocrates rangés à cette époque comme un seul homme sous la bannière de George Bush. Il ne cessera plus ensuite de critiquer l'administration, sa collusion avec des intérêts privés, son programme d'écoutes téléphoniques...
Mais c'est le réchauffement climatique qui le tire pour de bon de son hibernation. Armé d'une série de diapos, il multiplie les conférences aux quatre coins des Etats-Unis. Partout, il raconte comment l'humanité a transformé la planète en Cocote-Minute avec ses émissions de gaz carbonique. Méthodiquement, il détaille les conséquences apocalyptiques de la hausse des températures : la fonte de la calotte antarctique, la montée du niveau des eaux qui, selon lui, vont submerger San Francisco et Calcutta, les invasions d'insectes, la disparition des ours polaires...
Emballée par sa présentation, Laurie David, une militante écologiste, décide de faire un film. Ce qui n'est pas gagné d'avance. Un politicien pas charismatique pour deux sous en train de commenter des graphiques sur l'effet de serre... Pas tout à fait la recette du film hollywoodien à grand spectacle.
Et pourtant, ça marche. Peut-être parce que Al Gore ne disserte pas seulement sur la fonte des glaces, mais évoque aussi des drames de sa vie comme la mort de sa soeur, victime d'un cancer du poumon, ou l'élection de 2000 (« Le coup a été rude, mais il faut en tirer le meilleur parti »). Surprise : « Une vérité qui dérange » devient le troisième plus gros succès de l'histoire du documentaire. Et fait des émules. Arnold Schwarzenegger, devenu gouverneur républicain de Californie, met au rancart son Hummer (un énorme 4 x 4) après avoir vu le film.
Voici Al Gore propulsé au rang de héros national. Il faut dire que le film est tout autant à la gloire de la planète qu'à celle de l'ex-vice-président-croisé-solitaire. Du coup, Gore fait salle comble. Jusque dans les coins les plus reculés de l'Amérique profonde : ainsi, dans l'Idaho, dans les Rocheuses, qui ne compte que 1 million d'habitants, les 10 000 billets d'entrée pour sa conférence s'arrachent en quelques heures. S'il est si populaire, c'est qu'il tombe à pic. La fibre verte de l'Amérique commence à se réveiller. Et puis, il offre un heureux contraste avec le locataire de la Maison-Blanche, qui se fiche éperdument de l'environnement.
Surtout, Al Gore prend son rôle à coeur. Ce qui fait d'ailleurs grincer des dents les démocrates. S'il avait déployé autant de passion pendant la campagne présidentielle, persiflent-ils, il l'occuperait maintenant, ce Bureau ovale.
La lutte contre le gaz carbonique l'a métamorphosé. Il a abandonné ses manières d'automate et ses discours insipides formatés par ses conseillers. Le nouvel Al Gore, lesté de quelques kilos, semble à l'aise, détendu et ne prend plus de gants. Le réchauffement climatique est « le plus sérieux problème que nous ayons jamais affronté », martèle-t-il. Si l'on ne fait rien pour sauver la planète, nous allons nous retrouver face à une catastrophe comme l'Irak, « mais infiniment plus grave ». Il a même de l'humour. « Je suis Al Gore et j'ai été l'ex-prochain président des Etats-Unis. » Ainsi commencent tous ses discours. Après les rires d'usage, il ajoute, faussement bougon : « Je ne trouve pas ça particulièrement drôle. »
Il apparaît d'autant plus convaincant que cela fait, en réalité, quarante ans qu'il se passionne pour les changements climatiques. Depuis qu'il a suivi à Harvard les cours de Roger Revelle, le premier savant à avoir mesuré les niveaux de CO2 dans l'atmosphère. Une fois au Congrès, Al Gore organise la première audition sur le réchauffement au début des années 80. En 1992, il publie un manifeste sur le sujet, « Earth in the Balance », ce qui lui vaut le surnom grinçant d'« Ozone Man », lancé par Bush père. Il s'engage à fond dans la négociation des accords de Kyoto, qui visent à réduire les émissions à effet de serre. Le traité sera in extremis signé par Bill Clinton mais jamais ratifié par le Congrès.
Gore le politique perce pourtant parfois sous Gore l'écolo, remarquent les esprits chagrins. En 1987, par exemple, Newsweek révèle que Gore, à la demande de deux élus de Caroline du Nord, a mis un bémol à sa campagne contre une usine de papier qui polluait la rivière Pigeon. Il a écrit à l'Agence pour l'environnement pour s'opposer à des standards plus sévères en matière de pollution des eaux. Et en 2000, pendant sa campagne, il ne pipe mot sur l'environnement. Pas assez porteur, assurent alors ses conseillers. Le sujet n'était pas encore à la mode.
Alors, Al Gore, apôtre sincère du climat ou calculateur habile, désireux de relancer sa carrière politique ? Il y a quelques jours, il faisait son traditionnel exposé devant 1 500 chefs d'entreprise de la Silicon Valley. A peine achevé, une question fuse : « Allez-vous vous présenter à la présidentielle ? » Al Gore lève les yeux au ciel et finit par lâcher : « Je n'ai aucun projet d'entrer dans la course mais j'apprécie la question. » C'est la formule qu'il répète chaque fois qu'on la lui pose. Ce qui arrive dix fois par jour. Il poursuit, dit-il, une « campagne d'un genre différent pour essayer de changer l'esprit du public américain ». Mais il ajoute parfois des variantes sibyllines. En mai, il confiait au journal Atlanta Progressive News : « Je suis un homme politique en voie de guérison. Mais il faut toujours s'inquiéter d'une rechute. »
Difficile de croire qu'un Al Gore puisse véritablement renoncer à la politique. Fils de sénateur, il a grandi entre la ferme du Tennessee et un hôtel de Washington. Le petit Al a appris à mettre des « barrières à son âme », comme il dira plus tard pour justifier sa froideur. Il a aussi tout fait pour plaire à son père, qui, dès le berceau, le rêvait en président. « On l'a élevé pour ça », lance-t-il en 1992 lors de la nomination de son fils à la vice-présidence. Elu à 28 ans à la Chambre des représentants, puis au Sénat, Al Gore se présente en 1988 à la présidentielle. Sans succès. On pense qu'il va réessayer quatre ans plus tard, mais, entre-temps, Albert, son fils de 6 ans, se fait renverser par une voiture. Al Gore lâche tout pour rester avec lui. Jusqu'à ce que Bill Clinton lui propose de devenir vice-président en 1992. Un poste qu'il conservera huit ans.
Qu'importent ses dénégations ! Al Gore arrive en quatrième position dans les sondages derrière Hillary Clinton, Barack Obama et John Edward. Et les sites Internet de soutien se multiplient. Il est la « conscience du Parti démocrate », clame DraftGore.com. « Gore est de plus en plus considéré comme le meilleur cheval des démocrates s'ils veulent reconquérir la Maison-Blanche . »
Et c'est vrai que sa candidature enlèverait une sacrée épine du pied au Parti démocrate. Car les deux favoris ont bien des handicaps. L'un est une femme, Hillary Clinton, qui divise beaucoup. L'autre un Noir, Barack Obama, sans expérience. « Al Gore, lui, a de l'expérience, un bilan indiscutable et aucun des points faibles des deux autres », commente Bruce Buchanan, professeur de sciences politiques à l'université du Texas. Il a aussi été « une voix prophétique », selon Bill Turque, son biographe. Fan de technologie, « Goracle », comme l'a surnommé un éditorialiste, a inventé le terme « super-autoroute de l'information » dans les années 70 et poussé au développement de l'Internet. Et puis, il y a bien sûr ses positions sur le réchauffement et ses condamnations de la guerre en Irak. De là à en faire l'homme providentiel...
Oui, mais voilà, entre-temps, Al Gore s'est plongé dans une nouvelle vie qui, disent ses proches, l'amuse beaucoup plus que la politique. Il siège au conseil d'administration d'Apple Computer, sert de conseiller à Google, a fondé Generation Investment Management, un fonds d'investissement spécialisé dans les entreprises éthiques. Il a aussi lancé sa télévision en 2005 : Current TV, une chaîne à destination des jeunes dont un tiers des programmes est réalisé par les téléspectateurs eux-mêmes. Sans parler de l'armée de clones qu'il est en train de former. Al Gore a recruté un millier de bénévoles, y compris des stars comme Cameron Diaz. Tous se sont engagés à donner une dizaine de conférences par an sur le modèle des siennes.
William Galston, l'un de ses conseillers lors des deux campagnes présidentielles, ne croit pas beaucoup à une éventuelle candidature. « Al Gore pense qu'il réussit de plus en plus à susciter une prise de conscience sur le réchauffement et n'a pas envie d'abandonner à ce stade. »
Contrairement aux prétendants à la Maison-Blanche, il ne convie pas la presse à ses conférences. Son site Internet reste squelettique. Et il n'a fait aucun tour de piste dans l'Iowa ou le New Hampshire, Etats déterminants dans les primaires. En revanche, on l'a vu dans tous les talk-shows télévisés. Il a participé à un grand rassemblement de MoveOn, un puissant groupe d'activistes de gauche. Et, la semaine dernière, ses conseillers politiques de 2000 se sont réunis à Boston pour « une conversation préliminaire ». En précisant bien qu'Al Gore n'était pas dans le coup.
« Tout est possible en politique, reconnaît William Galston. Il peut se permettre d'attendre. Il a un nom, des ressources financières, un réseau de militants, et il peut récolter de l'argent très vite. » Et d'ailleurs, pourquoi se presser ? Mieux vaut laisser Hillary Clinton et Barack Obama se brûler les ailes avant d'émerger comme le chevalier blanc.
Candidat ou pas candidat, une chose est sûre : on va le voir beaucoup, Al Gore, cette année. Son nouveau livre, « Un assaut contre la raison », qui dénonce les « dommages » causés par le bushisme, sort en mai. En juillet, il lance une série de concerts sur son thème favori. Avant cela, le 25 février, il foulera le tapis rouge de Hollywood pour les oscars. Avec un peu de chance, cette fois, on n'aura pas à recompter les voix...
Sources Le Point
Posté par Adriana Evangelizt