Les yakusa, maîtres du jeu
Les yakusa, maîtres du jeu
Par Roger Faligot
L'assassinat du maire de Nagasaki, en avril, remet en lumière les pratiques de ces groupes mafieux, qui trouvent leur origine au XVIIe siècle, et contrôlent des pans entiers de l'économie japonaise.
Les yakuza sont résolument japonais, et trouvent leurs racines dans la tradition des machi-yakko, les « serviteurs de la cité » qui protégeaient les plus faibles à la campagne comme dans les villes. Des hors-la-loi qui s'organisent véritablement au XVIIe siècle, tout comme leurs congénères chinois. Au fil des ans, les rituels se sont enracinés : le plus spectaculaire est la coutume des impétrants de se trancher un doigt en signe d'allégeance à un chef de gang. Héritage du confucianisme chinois, la relation maître-élève - plus exactement père-fils - est décisive. En buvant le saké avec lui et les autres frères, on jure fidélité, d'aider le clan, de ne jamais le trahir, et de donner sa vie pour protéger, s'il le faut, l'oya-bun (le père) qui est aux yakuza ce que le parrain est à la mafia sicilienne... Quant au nom même de yakuza, il fait allusion à leur forte implantation dans le monde des jeux de hasard, jadis de cartes, aujourd'hui de machines à sous, le pachinko, et même les casinos virtuels de l'Internet qu'ils gèrent parfois avec le gang de La Brise de mer... en Corse ? En effet, « ya ku za », sont les chiffres 8-9-3 et ils font référence à un jeu de cartes.
L'accession au trône de l'empereur Meiji en 1867 et l'industrialisation du Japon ont porté sur les fonts baptismaux les gangs modernes qui, forts de ces traditions, recrutent en masse des dockers et des ouvriers du bâtiment, tout comme ils contrôlent, par exemple, le syndicat des pousse-pousse. L'apparition du nationalisme expansionniste, en Corée et en Chine, va favoriser leur croissance. Ainsi, dans les années 1920, assiste-t-on à la naissance de sectes d'extrême droite, plus ou moins manipulées par des officiers et les services secrets favorables à une dictature militaire. La Société du Dragon noir en est la plus célèbre. Le colonel Doihara Kenji s'illustre le 18 septembre 1931 par l'incident prétendument antijaponais, l'attentat contre un train à Moukden, qui justifie l'invasion de la Mandchourie par l'armée impériale. Un épisode fidèlement rapporté dans la bande dessinée d'Hergé, Le Lotus bleu dont la couverture représente justement le Dragon noir que Tintin doit combattre en la personne de Mitsuhirato, double de Doihara.
Or, les yakuza se sont rapprochés de ces sociétés secrètes ultranationalistes quand elles n'ont pas fusionné dans certains cas... Ainsi, les grandes familles yakuza sont nées au XXe siècle.
Si la plus importante, la Yamaguchi-gumi, date de 1915, la plupart des autres verront le jour après la Seconde Guerre mondiale. Au lendemain de la capitulation du Japon en 1945, les forces d'occupation américaines ont su saisir l'occasion et forger une alliance avec les yakuza pour combattre le parti communiste japonais très populaire, notamment à cause de son pacifisme naturellement encouragé après les frappes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki. Yoshio Kodama, un ultranationaliste emprisonné comme criminel de guerre, est libéré et devient, à partir de 1948, l'agent de liaison entre les diverses fédérations yakuza et le G-2, les services secrets du corps expéditionnaire américain que dirige le général Willoughby.
Ancien agent secret, Kodama reçoit l'aide de la toute jeune CIA (Central Intelligence Agency) pour monter un service de renseignements anticommuniste dont les troupes de choc seront les yakuza. Jusqu'à la fin de la guerre froide, les gangsters japonais interviendront souvent dans des mouvements sociaux, mais en même temps, forts de leur soutien à l'ordre établi à commencer par leur admiration sans bornes pour l'empereur Hirohito, puis pour son fils Akihito, ils jouissent en contrepartie d'une grande tolérance de la part des autorités. Et ils en profitent pour s'incruster durablement, au moins pendant quatre décennies, dans l'économie et la finance au point d'influencer la classe politique et de racketter les plus grandes entreprises en infiltrant les conseils d'administration de nombre d'entre elles. Les yakuza ne sont pas sans responsabilités dans la formation de la bulle économique des années 1990, puis de son éclatement.
En 1995, la police estime que ces groupes criminels (les boryokudan) comptent 60 000 membres, adhérents de 3 500 organisations locales réunies dans les grandes fédérations. Dix ans plus tard, on atteint 80 000 membres, soit quatre fois les effectifs de la pègre américaine. Les autorités décident de restreindre leur marge de manoeuvre, mais plusieurs facteurs limitent leur rayon d'action. Ainsi en 1995 après le tremblement de terre de Kôbe. L'Etat se montre incapable d'intervenir immédiatement sur place. Ce n'est pas le cas des 6 000 yakuza du clan Yamaguchi-gumi qui viennent en aide aux sinistrés avec une célérité qui leur vaut la gratitude de tous. De plus, un phénomène nouveau se manifeste au Japon : l'arrivée massive d'immigrés clandestins en provenance de la région chinoise du Fujian et de Shanghai. Ce qui provoque des effets inattendus.
Dans certains cas, des conflits réels surgissent avec les triades, comme la Sun Yee On ou la 14 K de Hongkong (lire page 64), qui ont investi les jeux, le trafic d'amphétamines ou l'industrie du sexe. En témoignent les règlements de compte entre yakuza et gangsters chinois. « Le Kabukichô n'est plus japonais ! » disent les Tokyoïtes, en parlant du quartier chaud de leur ville. Et l'Agence nationale de police (NPA) de faire face à une nouvelle délinquance, bien plus violente qu'avec les seuls yakuza.
Simultanément, à partir de 1994, d'autres incidents surviennent, notamment en Europe, qui soulignent l'existence d'une alliance ponctuelle entre yakuza et triades. Ainsi des gangsters japonais sont appréhendés en Italie alors qu'ils se livrent à un trafic d'armes et, en Allemagne, à un trafic de metamphétamines et de cocaïne colombienne, le tout de concert avec un gang chinois. Même scénario en Thaïlande, en Corée, en Australie... En 2005, les yakuza pénètrent dans une zone de turbulence avec la succession ouverte de plusieurs oya-bun à la tête de différents clans, qui provoquent des règlements de comptes sanglants sans précédents.
Roger Faligot est l'auteur de Naisho : enquête au coeur des services secrets japonais (La Découverte, 1998) et vient de codiriger Histoire secrète de la Ve République (La Découverte, 2007).
La symbolique
Lorsqu'un individu intègre un clan, il reçoit son premier tatouage qui scelle son appartenance à l'organisation. Le tatoueur utilise une aiguille de bambou pour réaliser les motifs spécifiques du yakuza : une imagerie typiquement japonaise avec des fleurs de cerisiers, des chrysanthèmes et surtout des dragons, symboles traditionnels. Au fur et à mesure que l'homme grimpe dans la hiérarchie, il reçoit de nouveaux tatouages et devient une oeuvre d'art vivante. La tradition impose que les tatouages ne montent jamais plus haut que le col et ne descendent jamais au-delà de l'extrémité des manches d'un kimono classique, permettant au yakuza de dissimuler son appartenance et son importance dans le clan.
En complément
Yakusa, enquête au coeur de la mafia japonaise, de Jérôme Pierrat et Alexandre Sargos (Flammarion, 2005).
Misère et crime au Japon, du XVIIIe siècle à nos jours, de Philippe Pons (Gallimard, 1999).
Sources Historia
Posté par Adriana Evangelizt