Aux sources du langage

Publié le par Adriana Evangelizt

Aux sources du langage


par Jean Louis Dessalles

Pourquoi le langage est-il apparu ? La réponse courante (« pour se transmettre des informations au sein d'un groupe ») n'est pas évidente au regard des contraintes de l'évolution. Les origines du langage seraient plutôt à chercher dans d'autres raisons : maintenir des liens d'amitié par exemple.

Les langues n'existeraient pas si les êtres humains n'étaient pas dotés d'une capacité spécifique à parler et d'une disposition qui les pousse à le faire. Or l'existence de cette disposition langagière constitue encore une énigme scientifique. Il ne s'agit pas tant de comprendre quand, où et comment elle est apparue, mais de comprendre pourquoi elle a pu apparaître sachant qu'elle semble absurde d'un point de vue darwinien.

Le problème de l'existence du langage a longtemps été ignoré. En plaçant l'être humain hors du règne animal, on peut confortablement décrire les particularités de l'espèce sans jamais se demander si elles sont conformes aux lois de l'évolution des espèces. Cette attitude, réservée dans les siècles passés aux créationnistes, est également celle des partisans du « tout culturel ». Selon une idée répandue mais en grande partie non fondée, l'espèce humaine ne serait pas ou ne serait plus soumise aux lois naturelles, si bien que les principes et contraintes de la sélection naturelle deviendraient sans importance. Si le langage est une invention comme le jazz ou le jeu de go, s'interroger sur son caractère darwinien ou antidarwinien est assurément futile. Or cette attitude radicale est mise à mal par de nombreux faits. Par exemple, l'étude des conversations spontanées permet de dégager deux grandes composantes dans le comportement des interlocuteurs : ceux-ci rapportent des faits, inattendus ou chargés émotionnellement, et ils argumentent. Dans les deux cas, les règles du jeu conversationnel sont immuables. Les événements improbables, les coïncidences par exemple, seront systématiquement sélectionnés comme inattendus, et les situations incohérentes systématiquement dénoncées. Ces comportements sont universels, et si leur expression peut varier selon les règles locales de politesse, aucune culture n'a été décrite dans laquelle ils seraient absents. Leur apparition précoce et spontanée chez l'enfant laisse également peu de doute sur leur ancrage biologique.

Le comportement conversationnel, qui consomme un cinquième de notre temps éveillé, reste un mystère biologique. Nous sommes la seule espèce à le pratiquer. Rien ne lui ressemble dans la communication animale. En particulier, les chimpanzés ne transforment pas systématiquement leur curiosité en acte de communication, contrairement aux êtres humains chez qui ce réflexe se révèle dès l'âge d'un an. Et nous sommes assurément la seule espèce à pratiquer la discussion argumentative. Pourquoi seulement les humains ?

Une attitude traditionnelle consiste à considérer le langage comme un bienfait évident. Elle subsiste encore chez certains auteurs : « Il y a un fantastique avantage à échanger la connaissance durement acquise » ou « L'importance adaptative du langage humain est évidente. Il est rentable de parler. » Dans un cadre darwinien, il faut encore expliquer en quoi le fait de parler profite à la descendance du locuteur. Or c'est là que le bât blesse. Depuis plusieurs années, les spécialistes tentent en vain d'expliquer en quoi le fait de donner des informations aux congénères peut favoriser celui qui les donne. C'est ce problème, fondamental puisqu'il y va de la compréhension d'une partie essentielle de la nature humaine, que nous proposons d'aborder ici.

Les solutions simples

De manière surprenante, une question aussi importante que l'origine du comportement de langage n'a pas fait l'objet d'investigations systématiques avant les années 1990. De nombreux scientifiques ont cru que la mise en commun des informations était utile au groupe, ce qui semblait résoudre définitivement la question. Or on sait depuis plusieurs décennies que ce raisonnement est, pour l'essentiel, erroné. En outre, les comportements qui profitent à l'ensemble du groupe, sans discrimination, n'offrent, dans la plupart des cas, aucune prise à la sélection naturelle et sont mis à mal par les comportements égoïstes. Dans ces schémas communautaires, celui qui conserve ses informations par-devers lui tout en profitant de celles des autres est gagnant, ce qui ruine le scénario. On aurait de toute façon du mal à comprendre, si le communautarisme informationnel était avantageux, pourquoi l'espèce humaine se trouve être la seule où il se pratique entre individus non apparentés.

On peut tenter d'invoquer certaines limitations qui affecteraient les autres espèces : telle espèce n'aurait pas assez d'intelligence pour produire des concepts, telle autre ne jouirait pas d'un pharynx assez volumineux pour produire des sons, telle autre encore n'aurait pas un esprit suffisant pour se représenter ce que pensent les autres. Si communiquer était si utile, comment expliquer que la nature n'ait réussi à contourner qu'une seule fois ces supposées difficultés ? La communication utile commence par le simple réflexe d'un geste déictique qui attire l'attention des autres sur la nouveauté. Or notre espèce est la seule à avoir ce réflexe systématique qui, déjà présent chez les enfants de moins de un an, ne demande ni grande intelligence, ni pharynx, ni métareprésentation.

Une autre solution qui vient naturellement à l'esprit pour résoudre l'énigme du langage consiste à dire que nous avons affaire à un cas de coopération réciproque. L'intérêt de cette idée est qu'elle semble expliquer pourquoi le langage est souvent pratiqué sous forme de dialogue, chacun donnant à son tour une information à l'autre. Dans ces modèles dits « dyadiques », l'idée consiste à considérer la prise de parole comme un investissement. Le locuteur est supposé récupérer cet investissement en devenant à son tour auditeur. L'interaction langagière est ainsi comparée, selon une métaphore quasi commerciale, à un troc différé : A donne une information utile à B dans l'espoir d'une réciprocité future dans laquelle B donnera une information de valeur comparable à A, si bien que A se retrouvera bénéficiaire. Ce principe de la coopération réciproque a donné lieu à de nombreuses modélisations en éthologie, en économie, en sociologie.

Dans son principe, la coopération réciproque est un mécanisme parfaitement cohérent avec la sélection naturelle. On comprend l'intérêt de A qui récupère une information qu'il n'avait pas. On comprend également l'intérêt de B, qui répond dans l'espoir de pouvoir jouer à nouveau le jeu avec A dans le futur. Le tricheur B', qui prend l'information de A sans jamais rien lui fournir en retour, se trouve puni simplement par le fait que A ne coopérera plus avec lui. On s'attend à ce que les stratégies A et B prolifèrent aux dépens de A', qui ne fait jamais le premier pas, et de B', qui omet systématiquement de répondre. Ce schéma, malheureusement, ne s'applique pas au langage.

En effet, ce schéma « coopératif » prévoit des prises de parole circonspectes, dirigées vers une seule personne à la fois, véhiculant des informations tangibles, susceptibles d'affecter les chances de survie de l'interlocuteur. La coopération s'accompagne nécessairement d'une vérification tatillonne de l'équivalence, en termes de qualité, entre ce qui est donné et ce qui est reçu. Le schéma prévoit assez bien ce qui devait se passer entre les espions du temps de la guerre froide. Mais il est largement incompatible avec ce que l'on observe du langage spontané.

De fait, certaines mesures effectuées dans la culture occidentale montrent que les individus, quand ils le peuvent, s'adressent systématiquement à plusieurs personnes à la fois, plus de deux en moyenne. Les prises de paroles portent souvent sur des événements anecdotiques, dont la révélation est peu susceptible d'affecter la vie des participants. Ainsi, dans l'un des extraits de conversation que j'ai recueillis, une jeune femme interrompt la discussion pour faire observer que ses compagnons de conversation portent tous trois des chemises mauves. Gageons que la vie de ses interlocuteurs a peu de chances d'être affectée de manière significative par la révélation de cette coïncidence. Loin de ressembler aux murmures conspirationnels de ceux qui ont des informations tangibles à s'échanger, comme les investisseurs boursiers, le langage tel qu'il se pratique spontanément en tout lieu ressemble plus à une « foire » dans laquelle des informations, souvent d'un intérêt très anecdotique, sont délivrées gratuitement à qui veut bien les entendre. On trouve davantage de bavards en quête de personnes prêtes à les écouter que de solliciteurs avides d'acquérir des informations cruciales. Si le schéma coopératif était le bon, les bavards auraient été éliminés par la sélection naturelle ; les scientifiques ne publieraient pas et s'échangeraient leurs résultats comme des secrets, sous le manteau ; l'école n'aurait pas besoin d'être obligatoire, car les élèves seraient trop heureux d'obtenir gratuitement des informations cruciales pour leur vie en société.

Langage et signaux animaux

Il est très vrai que le langage humain se distingue qualitativement des autres formes de communication, notamment celles qui ont cours chez les primates. Ceci ne signifie pas pour autant que sa fonction biologique soit radicalement différente. A la suite des travaux pionniers de Amotz Zahavi, les éthologistes ont compris la fonction de certains comportements qui, comme le langage, semblent a priori absurdes d'un point de vue darwinien. Lorsque la gazelle Thompson voit poindre un prédateur, elle réalise des sauts verticaux répétés. Son comportement semble stupide, puisqu'elle dépense une énergie qu'elle devrait ménager pour mieux fuir. Pour A. Zahavi, le saut de la gazelle est un signal à destination du prédateur. Il a pour effet, s'il est réussi, d'orienter le choix du prédateur sur une autre gazelle. Il a de plus pour qualité d'être honnête : seule la gazelle en parfaite forme peut se permettre de sauter ainsi. Il existe ainsi, dans la nature, des signaux destinés à vanter une qualité de leur émetteur, des signaux publicitaires donc, qui sont honnêtes. A. Zahavi observe qu'il s'agit toujours de signaux coûteux. Le coût permet de décourager les tricheurs, si bien que les récepteurs du signal ont avantage à y prêter la plus grande attention. Cette théorie du signal coûteux (TSC) s'applique-t-elle au langage ? A première vue, non. Le langage n'est pas coûteux : il est facile de mentir avec des mots. Deuxième problème : tout le monde parle, alors que la TSC prévoit que seuls les individus de haute « qualité » (quelle que soit cette qualité) devraient se signaler. Troisième problème : on ne voit pas d'emblée le type de qualité que le langage permet d'afficher. Quatrième difficulté : il faudrait que la connaissance de cette qualité par le récepteur bénéficie aussi bien à l'émetteur qu'au récepteur. Nous sommes donc loin, semble-t-il, de tenir là une explication satisfaisante.

Prenons les problèmes mentionnés un à un, en commençant par la qualité que le langage permet d'afficher. En rapportant des événements inattendus ou émotionnellement chargés, l'individu démontre qu'il a su repérer ces événements avant ou mieux que les autres. Par exemple, le 6 juillet 2005 à 14 h, lorsque les Jeux olympiques de 2012 ont été attribués à Londres contre toute attente, mes collègues ayant appris la nouvelle sur Internet sont sortis dans le couloir pour l'annoncer. Dans un modèle utilitariste comme la coopération réciproque, cet empressement n'a aucun sens. En effet, tout le monde allait être au courant avant le soir. Mais le langage ne sert pas à transmettre des informations utiles. Il sert à démontrer que l'on sait trouver des informations intéressantes, d'où l'importance d'être le premier à en faire part. On voit ainsi les enfants insister pour dire : « C'est moi qui l'ai vu le premier », à la manière des journalistes adultes qui revendiquent un scoop ou des scientifiques qui s'empressent de publier leurs résultats avant que d'autres ne le fassent.

Si telle est la qualité principale que le langage nous permet d'afficher (sans que nous en ayons conscience), la question suivante posée par la TSC est de savoir en quoi la connaissance de cette qualité bénéficie à celui qui en est juge. Le lion a intérêt à connaître l'état de santé respectif des gazelles qu'il s'apprête à chasser. Quel peut être l'intérêt biologique de connaître les capacités informationnelles de nos interlocuteurs ? Il nous faut faire un petit détour pour le comprendre.

Le langage n'est pas la seule particularité comportementale de notre espèce. Il en est une autre, insuffisamment soulignée, qui pourrait bien être ce qui nous confère notre principale originalité parmi les primates. Les êtres humains forment spontanément des coalitions de grande taille. On sait que les chimpanzés sont des êtres politiques et qu'ils font et défont des réseaux d'alliances. Nous nous distinguons par la taille significative de nos coalitions solidaires. Si l'on mesure cette taille par le nombre d'individus (hors du cercle familial) auxquels vous pouvez demander un service, le chiffre peut facilement atteindre dix ou quinze pour la plupart des individus, si le service demandé reste d'ampleur raisonnable. La plupart des individus entretiennent un réseau d'amitiés de taille significative, surtout en l'absence d'une solidarité institutionnelle. Les réseaux de solidarité sont utiles comme assurance contre les aléas, pour résister à l'exploitation des autres et, également, pour exercer cette exploitation envers les autres.

Dans cette politique humaine, qui trouve sans doute ses prémices dans la politique des hominidés, le premier problème est le choix des alliés. Les mâles chimpanzés semblent se choisir sur la base, notamment, de la force physique et de la fidélité. Les humains se fient à d'autres critères, sans doute parce que la force musculaire joue un rôle moindre pour assurer le succès d'une coalition de taille importante. L'existence du langage suggère que, parmi les critères humains, la compétence informationnelle joue un rôle de premier plan. On peut l'expliquer par la difficulté de la prise de décision collective. Une coalition qui compte parmi ses membres des individus qui savent tout ce qu'il y a à savoir de l'environnement physique et social prendra des décisions plus efficaces. Il est donc important, toutes choses égales par ailleurs, de savoir choisir des amis parmi les individus informés plutôt que de se lier à ceux qui sont les derniers avertis de tout.

Le langage dans la politique des hominidés

La caractéristique de tout système de coalitions est qu'il engendre des compétitions publicitaires. Les individus ont intérêt à manifester haut et fort qu'ils possèdent les qualités recherchées pour devenir membres. On voit ainsi les mâles chimpanzés se lancer dans de bruyantes manifestations de leur vigueur dont l'objectif premier n'est autre que de faire valoir leur qualité de coalisé en vue de la possession du pouvoir dans le groupe. Le jeu est légèrement différent chez les humains. Ils passent une bonne partie de leur temps à faire valoir leurs compétences informationnelles, en rapportant au cours de leurs conversations des événements remarquables que les autres n'auront pas repérés.

On sait depuis longtemps que le langage est impliqué dans l'établissement des liens sociaux. Ce qui n'a été compris que récemment, c'est qu'il est utilisé à des fins d'affichage. Peu importe ce qui se dit, pourvu que cela serve au locuteur à démontrer qu'il a su avant ou mieux que les autres. Ce modèle se libère de la contrainte de l'information utilitaire, inhérente aux modèles collectifs ou coopératifs. Il permet ainsi de se rapprocher du langage tel qu'il se pratique, avec ses futilités et ses enjeux limités. Lorsque, dans notre exemple, la locutrice signale la coïncidence des chemises mauves, elle ne révèle pas un fait d'une importance primordiale. Mais cela lui suffit à montrer qu'elle a repéré le phénomène avant les autres.

Ce scénario politique fournit une explication à la corrélation que l'on peut observer entre l'activité de langage et l'établissement des liens sociaux. Pour quelle raison établissons-nous des liens d'amitié et de solidarité avec les personnes dont nous apprécions la conversation ? Cette corrélation, que Robin Dunbar, professeur de biologie de l'évolution à l'université de Liverpool, résume en comparant l'activité conversationnelle au comportement d'épouillage des primates, devrait nous surprendre. Si l'enjeu de l'activité langagière était limité à l'échange d'informations, comme les modèles dyadiques le suggèrent, on ne voit pas en quoi les partenaires de ce jeu devraient montrer la moindre solidarité les uns envers les autres pour tout ce qui concerne les autres aspects de leur vie. Les individus qui se rencontrent régulièrement pour jouer au bridge ou pour pratiquer un sport ne sont pas nécessairement amis dans la vie. Ceux qui se rencontrent régulièrement pour simplement parler se considèrent automatiquement comme des amis, avec tout ce que cela implique de responsabilités et d'exigences en matière d'assistance et de solidarité.

Reproduction, mensonges et affichage

Cette corrélation entre langage et liens sociaux nous est tellement naturelle que nous omettons de nous en étonner. L'explication devient toute naturelle dans le modèle politique que nous venons d'esquisser. Le langage sert à afficher une qualité essentielle au succès des coalitions. On comprend que les individus éprouvent le besoin de jauger régulièrement la capacité informationnelle de leurs compagnons et d'apprécier leur conversation. Que cet état de choses vienne à cesser, et notre amitié est en péril. Nous tolérons rarement l'amitié des personnes dont le discours nous ennuie, alors que nous pouvons continuer à jouer au bridge ou à pratiquer un sport avec eux.

Parmi les problèmes que nous avons signalés pour faire entrer le langage dans le cadre de la TSC, deux restent en suspens. Le premier concerne l'absence de coût marginal significatif pour la prise de parole, ce qui semble laisser la porte ouverte à tous les mensonges et donc à la tricherie. J'ai suggéré ailleurs que les capacités logiques et l'argumentation avaient émergé au cours de l'évolution pour servir de dispositif antitricheur. Comme les procès de justice nous le démontrent constamment, il est difficile d'être logiquement cohérent dans le mensonge. Le langage peut donc être honnête sans être coûteux, puisque les auditeurs disposent d'un moyen efficace de repérer les menteurs. Selon ce schéma, l'argumentation, qui constitue l'autre grande composante du comportement conversationnel à côté de la communication événementielle, a pour fonction première de garantir la fiabilité de celle-ci.

Venons-en au problème le plus flagrant de la TSC. Cette théorie prévoit que seuls les individus capables de hautes performances pour la qualité recherchée vont l'afficher. La gazelle en mauvaise forme ne va surtout pas s'aventurer à faire un saut médiocre, ce serait le meilleur moyen d'amener le prédateur à examiner préférentiellement son cas. Or le langage est la chose du monde la mieux partagée. Comment expliquer que nous nous engagions quasiment tous dans la compétition conversationnelle, sans en laisser le privilège à ceux qui ont des expériences authentiquement extraordinaires ou cruciales à rapporter, et ceci au risque de laisser notre propos paraître médiocre en comparaison ?

Une réponse possible réside dans la limitation du nombre de liens de solidarité que chaque individu parvient à gérer. Des milliers de personnes rêvent d'établir un lien d'amitié et d'estime avec telle chanteuse à la mode, mais celle-ci n'en est même pas consciente. La limitation du nombre de liens de réelle amitié par individu a pour conséquence de décentraliser le marché aux solidarités. Donc, il reste rentable de montrer ses qualités à tous les niveaux de la compétition, car il est préférable, dans le jeu politique, d'avoir des alliés, même si ce ne sont pas les meilleurs, plutôt que de n'en avoir pas. Ceci pourrait expliquer que, contrairement aux exemples couramment explorés dans le cadre de la TSC, le langage soit un moyen d'affichage honnête d'usage général.

Ce qui précède propose une vision nouvelle du langage. La parole humaine serait née de la nécessité d'afficher ses compétences informationnelles pour se faire apprécier dans le jeu de la formation des solidarités politiques. Ce modèle réconcilie le langage avec la théorie de la sélection naturelle : celui qui parle augmente bien en moyenne ses capacités de reproduction, chose qui auparavant restait incompréhensible. Ce modèle est moins simple que d'autres théories qui voient dans le langage un bienfait évident ou un moyen de troquer des informations de nature utilitaire. Mais il a l'avantage d'être cohérent avec ce que nous comprenons de l'évolution des espèces animales et avec ce que nous observons de la pratique du langage dans notre propre espèce. Pour beaucoup, le changement de perspective sera difficile, tellement nous avons été habitués à voir le langage comme une évidence. En outre, la tâche de replacer le langage dans les sciences de la nature semble particulièrement ardue, tant son existence paraît en contradiction avec les lois naturelles connues. L'aventure vaut cependant la peine d'être tentée, et l'aperçu que nous venons d'en donner montre qu'elle pourrait produire son lot de bouleversements dans l'idée que nous nous faisons de la nature humaine.

Jean-Louis Dessalles

Enseignant-chercheur à l'Ecole nationale supérieure des télécommunications (ENST) de Paris, il travaille sur la modélisation du langage dans le cadre de recherches sur l'intelligence artificielle. Il est l'auteur de Aux origines du langage. Une histoire naturelle de la parole, Hermès, 2000.

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Quand les singes signent


Bilan de quatre décennies d'expériences pour apprendre le langage aux grands singes.

Les premières expériences portant sur l'apprentissage du langage des signes à des primates remontent à la fin des années 1960. Washoe, une femelle chimpanzé, en fut longtemps la vedette incontestée. Elevée par les époux Allen et Beatrice Gardner, puis par Roger Fouts, elle a acquis des rudiments de l'ASL (American Sign Language).

Depuis, bien d'autres expériences ont eu lieu, jalonnées par d'autres cas célèbres. Sarah, une autre femelle chimpanzé, a été éduquée par David Premack pour communiquer à l'aide de symboles géométriques. D. Premack fut le premier à tester expérimentalement que Sarah maîtrisait parfaitement le sens de dizaines de signes (noms d'objets, verbes...).

A Atlanta, l'équipe animée par Gill Duane-Rumbaugh et E. Sue Savage-Rumbaugh reprendra l'idée d'un langage artificiel utilisant des pièces de plastique. Les résultats les plus remarquables furent produits avec Kanzi, un bonobo. Kanzi parvient non seulement à s'exprimer avec plusieurs dizaines de signes de plastique, qu'il associe entre eux, mais réussit aussi à manipuler correctement des concepts abstraits comme « outil » ou « légume ».

Après quatre décennies de recherches (et de polémiques) sur quelques dizaines de grands singes (chimpanzés, bonobos, orangs-outans, gorilles...), il est désormais possible de tenter un bilan des aptitudes linguistiques des grands singes.

Les conclusions peuvent être résumées autour de quelques propositions.

1) Il est clairement établi que les singes peuvent apprendre à manipuler plusieurs dizaines de signes : jusqu'à 200 ou 300. Les signes utilisés (qu'il s'agisse du répertoire de l'ASL ou de lexigrammes inventés par les chercheurs) sont de véritables symboles : il n'y a pas de lien entre la forme du mot et l'objet désigné.

2) Les types de mots utilisés sont des termes concrets : ils servent à désigner des objets, des situations (prendre dans bras, manger, chatouiller), des personnes. Les singes peuvent aussi utiliser des mots génériques. Par exemple, le mot « chapeau » servira à désigner des chapeaux de formes ou couleurs différentes. Ils peuvent aussi aisément reconnaître des qualités comme la couleur (rouge, bleu) ou la forme (carré, rond). Par contre, le passage à des concepts abstraits est limité.

3) L'organisation grammaticale est très limitée. Les chimpanzés associent facilement deux ou trois mots différents pour former des phrases du type « Boire eau Washoe ». Mais l'ordre des mots est aléatoire : « Washoe boire eau » ou « boire eau Washoe ». Les expériences menées par E. Sue Savage-Rumbaugh suggèrent que les chimpanzés peuvent reconnaître l'ordre relatif des mots (distinguer « mettre la couverture sur le chapeau » ou « mettre le chapeau sur la couverture »). Mais il y a un débat sur ce point.

Que retenir de tout cela ? Les aptitudes à manipuler des signes arbitraires sont indubitables. Les chimpanzés comprennent bien le sens des mots.

Si le vocabulaire acquis semble important (200 à 300 mots), il reste incomparablement plus faible que celui d'un enfant humain qui, à partir de 3 ans, va apprendre avec une grande aisance des milliers de mots. De plus, il va accéder à des concepts plus abstraits : « la vie » ; « méchant » puis « méchanceté » ; « père », « mère », puis « parents ».

La construction de longues chaînes de phrases est limitée. Il n'y a pas d'utilisation d'une véritable grammaire : les singes ne parviennent pas à des séquences très longues ou complexes, ni à des formes comme le passé ou le futur, la négation.

Là où le petit humain va commencer à utiliser ses mots dans un contexte non utilitaire, pour poser des questions par exemple : « Qu'est-ce que c'est ça ? Pourquoi... ? », le langage employé par les singes se situe toujours dans le cadre d'une interaction : formuler ou répondre à une demande concrète (« Washoe manger orange », « ça poupée »). Jamais un singe n'a utilisé le mot « appris » pour raconter la moindre petite histoire.

Jean-François Dortier

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Pour attirer les femelles, les paons font la roue


Pour attirer les femelles, les paons font la roue, les lucioles clignotent, les papillons libèrent des phéromones. Ces signaux ne sont pas sans risques. Ce signal peut être capté par un concurrent ou, pis, par un prédateur. Ainsi Amotz Zahavi, de l'université de Tel-Aviv, a étudié le cas particulier du cratérope écaillé qui se livre à des vols acrobatiques très périlleux pour subjuguer les femelles. A. Zahavi en a conçu une « théorie du handicap », selon laquelle un individu, en adoptant certaines stratégies de bravoure et de prise de risques qui le mettent en danger, prouve aussi sa bonne valeur de survie face au groupe. Il devient ainsi un partenaire ou un allié de valeur.

Sources Sciences Humaines

Posté par Adriana Evangelizt


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