Quand l'Afghanistan était l'un des centres du monde

Publié le par Adriana Evangelizt

Quand on voit ce qu'est devenue l'Afghanistan et ce que fut son histoire, on se dit que la position de ce pays n'en fait pas un hâvre de paix. Depuis des milliers d'années, grandeur et décadence.

Quand l'Afghanistan était l'un des centres du monde


par Jean-Paul Roux

Directeur de recherche honoraire au CNRS
Ancien professeur titulaire de la section d'art islamique à l'École du Louvre




Vers 1950, l'Afghanistan, figé sur ses traditions, sur un islam pur et dur, sur une farouche xénophobie, demeurait, malgré quelques tentatives d'ouverture sur le monde, un des pays les plus inaccessibles et les plus retardataires. Il n'y avait pas d'état civil, pas de voies ferrées, d'industries, d'hôtels dignes de porter ce nom, presque pas de routes (seulement 5 000 véhicules, dont 3 000 camions), d'électricité, d'hygiène, d'hôpitaux et même de remèdes : donner un tube d'aspirine était faire un vrai cadeau. D'immenses caravanes, à l'automne, descendaient des hauteurs ; les villages nichaient dans des replis du sol leurs maisons de glaise fraîche, intemporelles, car refaites chaque année après les pluies. Pour l'anniversaire du roi, les cavaliers du Nord venaient à Kabul disputer le bouzkachi, sport d'une violence inouïe. Malgré la famine presque endémique, les hommes vivaient à peu près heureux. Puis Russes et Américains commencèrent à les aider. Les premiers construisirent notamment la route reliant la capitale au nord, à leurs frontières, qui franchissait les monts à plus de 3 000 mètres par un très long tunnel, le Salang (1964), et les seconds ouvrirent notamment dans la pouilleuse capitale l'hôtel Intercontinental. C'en était fait de l'Afghanistan. Cependant, Français et Italiens creusaient le sol, à la recherche d'un prodigieux passé qu'évoque pour nous Jean-Paul Roux…

Un prodigieux passé

Ce pays qu'on nomme depuis sa création au XVIIIe siècle l'Afghanistan formait une voie de passage essentielle entre Inde, Chine et Occident. Il reste cependant peu de monuments pour en témoigner, tant la fureur des hommes s'est acharnée sur eux. Ce sont, à Bamiyan, gîte d'étape du bouddhisme dans son expansion vers la Chine, les deux grands Bouddhas (IIe et Ve-VIe siècles), hauts de cinquante-trois et de trente-cinq mètres, taillés dans une falaise truffée de grottes [1].


C'est, à Hérat, la citadelle d'Alexandre, refaite au XIIIe siècle et en 1416, qu'effritent les rafales de vent, la Grande Mosquée fondée en 1200, mais dont l'essentiel date de 1498 ; et, près de la ville, le mausolée du mystique du XIe siècle, Ansari, érigé en 1428, ou encore ce qu'on nomme le musalla, l'enclos pour la prière, ancien complexe architectural qu'un Anglais, en 1885, conseilla de détruire pour aménager à sa place une aire de défense contre une éventuelle invasion russe – déjà ! – et que les bombes soviétiques n'ont pas épargné. C'est, à Mazar-i Cherif, l'immense et somptueux tombeau (1480) où, selon des visions notées par un Arabe andalou en 1135, reposerait Ali, le gendre du Prophète. À Ghazni, de la splendeur d'antan, il ne demeure que les bases de deux minarets étoilés du XIe siècle et un ou deux monuments ingrats bien que non dépourvus d'intérêt. De Bactres, que les Grecs nommaient metropolis, – où Alexandre épousa Roxane (389 av. J.-C.), qui fournit aux califes abbassides les grands vizirs Barmékides (VIIIe siècle) et où naquit Rumi, le poète mystique de Konya – on ne connaissait que le beau sanctuaire d'Abu Nasr Parsi (XVe) ; on découvrit par hasard un des joyaux du Moyen Âge, une petite mosquée du VIIIe siècle dont le décor très proche de celui de Samarra (Irak) oblige à se demander si cette ville a bien eu l'influence qu'on lui accordait ou si elle a été tributaire de la Bactriane – ce qui remet bien des idées en question. Peut-être, et la découverte de Bactres incite à le penser, d'autres monuments existent-ils, que nul n'a encore vus. On parlait beaucoup d'un minaret se dressant très haut dans les montagnes de Ghur quand, en 1959, un chercheur se décida à aller à sa recherche et trouva, à Djam, cette tour de Victoire du XIIe siècle qui se pose en rivale du Kutb Minar de Delhi. Hélàs ! Dans les années 90, abandonnée ou victime des combats (comme le mausolée de la belle-fille de Tamerlan pulvérisé par une bombe en 1984), elle penchait dangereusement. Est-elle toujours debout ?

Peu de monuments donc, mais quel champ archéologique ! On ne faisait que commencer à creuser le sol à Mungidak, site préhistorique, à Shotorak, Fundukistan, Guldara, ailleurs. On avait découvert à Aï Khanum (IVe-IIe siècle av. J.-C.) une ville hellénistique ; à Surkh Kotal, un vaste temple des Ier-IIe siècles consacré sans doute au culte des ancêtres, sous influence grecque, jouxtant un autel du feu mazdéen, preuve qu'il existait un art gréco-iranien avant la diffusion du bouddhisme et avant l'art gréco-bouddhique. De ces deux derniers témoignent Hadda, avec ses couvents, ses stupas, et surtout Begram, ville construite sur le plan orthogonal d'Hippodamos de Milet, resplendissante sous les Kouchanes, au IIe siècle, et qui a livré en particulier des ivoires, chefs-d'œuvre absolus. La plupart des objets exhumés dans ces sites, et maints autres, de toutes les époques, jusqu'aux grandes statues de bois du Kafiristan, ont été transportés au musée de Kabul qui détient (ou détenait) ainsi des collections uniques. Existent-elles encore ? On l'affirme. J'ai tout de même vu qu'on en vendait sur le marché de Peschawar.

Une mosaïque humaine

À Begram, toutes les influences se font sentir, celles de la Grèce, de l'Inde, de la Chine (laques), des steppes. Sans doute cela ne se reproduira-t-il plus à un tel point, mais cet afflux des hommes et des cultures venus des quatre horizons continuera pendant des siècles. On ne s'étonne plus alors, bien que l'islam ait fini par imposer sa foi et sa culture, que, dans ce pays, vivent dix peuples et sont parlées vingt langes.

Le fond de la population est iranien. Les Afghans, majoritaires à 55 %, parlent un dialecte iranien oriental, le pashtou, d'autres, dits souvent Tadjiks, en parlent d'autres. À côté d'eux vivent, outre une poignée d'Arabes, d'Indiens, de juifs, les Nouristanis (anciens Kafirs) d'origine inconnue, des Mongols iranisés, les Khazara, et une masse (quelque 10 %) de turcophones, Ouzbeks et Turkmènes, frères de ceux qui peuplent les Républiques à leur septentrion. Tous, avec leur personnalité propre, sont fiers, durs au mal et à l'effort, rudes, j'oserais dire sauvages, patriotes certes, mais aussi volontiers brigands, qu'ils soient ou non organisés en clans, irréductibles, amoureux de leur liberté, de leurs querelles, refusant l'ordre imposé… mais aussi hospitaliers, fidèles, honnêtes, délicats parfois, voire tendres, de cette délicatesse qu'expriment leurs miniatures, de cette tendresse que reflètent leurs faïences ; de nos jours encore ils peignent et sont céramistes ; les faïences qui couvrent les monuments sont presque toutes modernes, si bien faites qu'on les distingue mal des originales.

Rien ne prédisposait ces peuples et ces terres de l'Iran oriental à devenir un État, lequel commença à s'esquisser en 1707 et fut créé par un Afghan de la tribu Durrani, Ahmed Khan, en 1744, à un moment où entraient en décadence les Séfévides d'Iran et les Grands Moghols des Indes qui se les disputaient. Pour le rendre viable, il fallait pacifier cette mosaïque humaine, ce qui n'aura lieu qu'à la fin du XIXe siècle avec la soumission depuis 1885 des Khazara et des Kafir – ces derniers convertis de force à l'islam et nommés dès lors Nouristani , « les éclairés ». Il fallait aussi assurer son indépendance, menacée un peu par les Iraniens (attaques en 1816, 1834, 1837), beaucoup par la Compagnie, puis par l'Empire des Indes et par la Russie qui s'installait en Asie centrale. Dès 1839, les Anglais occupent Kaboul, devenue capitale du royaume sous Timur Khan (1773-1793), se font massacrer en 1841 et lancent, l'année suivante, une colonne de représailles qui détruit la ville, y compris ses monuments anciens, mais juge prudent de se retirer. Malgré cette leçon, en 1878, la menace russe devenant plus précise, ils récidivent lors de la deuxième guerre afghane, échouent encore, mais imposent un traité qui place l'Afghanistan sous surveillance, lui arrache une partie de ses provinces pashtou, rattachées à l'Inde – aujourd'hui au Pakistan –, ce qui pose des problèmes qui gardent toute leur acuité. Plus tard encore, en 1919, une troisième guerre afghane, dite d'indépendance, assure enfin la totale souveraineté du royaume, mais accentue, si possible, son isolement et fait de lui un État tampon entre l'Inde et la Russie.

Les interventions des Britanniques et leur constante veille aux frontières du nord-ouest découlent de la conviction que toute puissance installée en Afghanistan, et surtout à Kaboul, non seulement contrôle une voie de communication essentielle, mais ne peut pas résister au désir de s'emparer de l'Inde. L'histoire l'avait largement prouvé.

De Cyrus à Tamerlan…

Comme le futur Afghanistan faisait partie de l'Empire achéménide depuis Cyrus (vers 590-530 av. J.-C.), il fut conquis, comme lui, par Alexandre le Grand. Après avoir pris Bactres (329) et guerroyé au nord, le Macédonien traverse l'Hindou Kouch et envahit les Indes. Dès lors la voie est ouverte – si elle ne l'était pas dès la préhistoire) – et ne se fermera plus. Ses successeurs, les Séleucides et le royaume gréco-bactrien de Diodote (250-235), réunissent sous une même couronne – et elle est grecque – les terres entre Indus et Oxus. Peu après surgissent les peuples de la steppe, les Yue-tche d'abord qui franchissent les passes du Khyber, occupent le Pendjab et fondent en Iran et en Inde le royaume des Kouchanes (60 de notre ère), immortalisé par Kanishka et l'art gréco-bouddhique du Gandhara ; les Huns Blancs, Ye-ta ou Hephtalites ensuite, vers 440-555, qui font de Kaboul un nid d'aigle – on y voit plus que des traces des murailles qu'ils y édifièrent–, d'où ils fondent sur les Indes. Ils y laisseront un souvenir atroce.

Cent ans plus tard, les Arabes font leur apparition. Ils sont en 651 à Hérat, en 652 à Bactres, mais ils ont trop galopé de par le monde. Ils devront se contenter, en Inde, de faire boire à leurs chevaux l'eau de l'Indus. L'Afghanistan s'islamise, pour toujours, et s'arabise, mais superficiellement, ce qui permettra à la dynastie des Samanides – transoxianaise –, vassale théorique des califes, en fait indépendante depuis 875, de se poser en championne de l'iranisme. Comme tous les princes musulmans de cette époque, les Samanides ont une armée de mercenaires turcs. Or, en 962, l'un d'eux, Alp Tegin, se soulève contre eux et va s'installer à Ghazni où il fonde l'Empire ghaznévide qui redonne à l'Afghanistan la grandeur du temps des Kouchanes. Ghazni, humble bourgade, devient métropole et rivale de Bagdad. L'élite intellectuelle et artistique de l'Orient y accourt : Firdusi, l'auteur du Chah name, le « Livre des Rois », qu'on a pu comparer à Homère, Biruni, le plus grand savant du monde musulman… Il reste peu de vestiges de l'architecture ghaznévide, décrite avec enthousiasme par les contemporains : essentiellement les murs des palais de Lachkari Bazar (Bust) qui, comme ceux de Ghazni, mis au jour par les archéologues italiens, ont livré reliefs figuratifs et peintures murales. Ces œuvres prouvent, mieux que quelques autres trouvailles faites sous d'autres cieux, que la sculpture figurative et la peinture n'ont pas été seulement pratiquées aux premiers et aux derniers siècles de leur histoire par les musulmans ni sous influence européenne – encore une révolution dans nos connaissances ! Par ailleurs, les plans cruciformes et les hautes voûtes en berceau brisé ou iwan des palais démontrent que ces éléments n'ont pas été utilisés d'abord dans les madrasa, mais que ce sont les madrasa qui ont copié le plan palatal.

Nous ne nous sommes détournés des invasions de l'Inde que pour y mieux revenir : le plus grand prince des Ghaznévides, Mahmud (999-1030), lance dix-sept expéditions. Avec elles, l'islam, pour la première fois, pénètre dans ce pays pour y faire la carrière que l'on sait. Avec elles, au moins indirectement, vont naître l'empire de Delhi et, finalement, la domination qu'exerceront, jusqu'à l'arrivée des Britanniques, les Turcs et les Afghans sur la majeure partie de la population indienne.

Les Ghaznévides vivront peu : des Afghans enfermés dans les monts de Ghur, les Ghurides, tout juste islamisés, pleins de haine, s'acharneront sur eux. Ils détruiront Bust et Ghazni, et le système d'irrigation du Sistan sera rendu au désert (1150). Ils les poursuivront à Peschawar, Lahore, Ajmeer, Delhi, jusque dans la vallée du Gange (1176) et les feront disparaître (1187).

Le pays n'est pas relevé quand Gengis Khan arrive. En 1221, il rase Bactres, peu après Chahr-i Golgola, la « ville des Soupirs », Chahr-i Zohag, la « ville Rouge », toutes deux proches de Bamiyan, il n'épargne aucune vie, même pas celle des chiens et des chats, puis Hérat « pas une tête ne fut laissée sur un corps, pas un corps ne conserva sa tête » : il y a un million et demi de morts. Il va en Inde, bien sûr, sans y rester, peut-être parce que, disent les Mongols, elle est chaude comme l'enfer. Quand son empire démesuré est divisé en quatre apanages, l'Afghanistan, ou ce qu'il en reste, est partagé entre les Mongols d'Iran (Ilkhans) et d'Asie centrale (Djaghatai) ; et comme, au Djaghatai, ne tarde pas à se lever un nouveau conquérant, Timur, notre Tamerlan, qui joue un rôle de premier plan. Celui-ci se fait proclamer souverain à Bactres, en 1370. Est-il utile de dire qu'il se rend en Inde ? Lui qui est le maître de Kaboul dévaste Delhi en 1398 dont il repart croulant sous le butin. Certes, Timur, dont la brutalité est peut-être pire que celle de Gengis Khan, apporte à l'Afghanistan un nouveau lot de souffrances, mais ses successeurs sont bénéfiques pour le pays : ils lui font connaître son troisième âge d'or avec ce qu'on a nommé la « renaissance timouride ». Hérat, où Husain Baiqara (1461-1506) a établi sa capitale, devient, grâce à celui-ci et à son ministre Mir Ali Chir Nevaï, lui-même talentueux poète de langue turque, la « Florence orientale ». On y construit beaucoup et les monuments se couvrent de faïences ; l'histoire y produit deux maîtres ; la poésie iranienne y voit son dernier grand artiste, Djami (1414 - 1492) ; on y tisse des tapis ; on y peint surtout, sur les murs et sur les manuscrits. Si les peintures murales ont disparu, il reste, innombrables, les miniatures sorties de l'Académie du livre, les plus belles que l'Iran produisit, même quand elles ne sont pas signées par cet homme de génie que fut Behzad (vers 1450-1520).

Le dernier grand prince à illustrer la famille timouride, Babur (1483-1530), n'est pas d'Hérat et ne rêve que de Samarcande. Il finit par échouer à Kaboul où il devient roi. Que peut-il faire ? Descendre en Inde. Il en commence la conquête en 1525 et y fonde la dynastie des Grands Moghols.

Dès lors l'Afghanistan est partagé entre ces derniers et les Séfévides d'Iran (1501-1734) tandis que, dans les plaines du nord, s'installent les Ouzbeks (1500). Il peut sortir de l'histoire. Il connaît pourtant encore un drame au moment même d'œuvrer pour réaliser son unité. Un Turc d'Iran, Nadir Chah (1739-1747), le traverse quand il va, comme tout le monde, piller Delhi. Deux ans après, Ahmed Khan Durrani a fondé son royaume. L'Afghanistan naît et entre en même temps dans la décadence.



[1] [N.D.L.R.] Depuis la rédaction de cet article, en décembre 2000, ces monuments ont été détruits par les Talibans.

Sources Clio

Posté par Adriana Evangelizt


Publié dans HISTOIRE DES PAYS

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